Cher Bruno Latour, plutôt que d’atterrir, luttons contre la Terre avec le reste du vivant

Face aux urgences écologiques, le philosophe Bruno Latour nous enjoint d’« atterrir », de revenir sur Terre. Un contresens, selon Michel Maruca, jardinier et lecteur contributeur régulier d’Usbek & Rica. Il faut selon lui défendre Gaïa, la biosphère, plutôt que la planète ou la nature, fondamentalement hostiles à la vie. Seul ce refus symbolique du géocentrisme permettra aux humains de trouver une place harmonieuse au centre du vivant, estime le jardinier dans cette lettre ouverte à Bruno Latour.

 

Cher Bruno Latour,

Bien que la Terre soit toxique comme le reste de l’univers, l’on1 croit qu’elle est fondamentalement bonne pour nous et le reste du vivant. Par conséquent, plus la crise écologique avance et la toxicité de la Terre ressort, plus, dans des prophéties auto-réalisatrices, les appels à s’abriter auprès de cette dernière pour éviter la fin du monde se multiplient. Ces inflexions pro-Terre n’appartiennent pas qu’aux écologistes. Même ceux, par exemple, rêvant d’abandonner notre monde pour s’échapper sur Mars pensent d’abord à terraformer cette autre planète. Nous pensons tous Terre quand, pour coller à la réalité, il nous faudrait penser vie contre Terre ou comprendre que la vie est antinature.

Parfois, à vous lire, je me dis que vous pourriez penser de même bien que vous proposiez l’inverse. Par exemple, vous écrivez que la vie n’obéit pas strictement aux lois de la nature (p.16) mais vous demandez cependant Où atterrir ? (La découverte, 2017). Pour cela, vous vous appuyez sur les recherches de James Lovelock et Lynn Margulis et leur hypothèse Gaia que vous considérez comme entant aussi majeure que les travaux de Galilée. Je pense ici de même, mais à la condition ferme de retirer de cette hypothèse ces inflexions pro-terre, autrement dit son géocentrisme. L’idée ici est de ne plus considérer que la vie forme une quelconque unité avec la Terre. Voilà pourquoi je vous écris. Je vais tenter de m’expliquer. En espérant que vous me lirez, que je n’aurai pas trop déformé vos propos et que vous décèlerez de l’intérêt dans les miens.

Gaïa face à la Terre

Vous comprenez que Lovelock tend vers le géocentrisme et aussi que ce géocentrisme donne à notre monde un sens plus incertain. Vous expliquez dans votre livre Face à Gaïa (La découverte, 2015) que «  Lovelock ramène son lecteur à ce qui devrait être considéré, à nouveau, comme un monde sublunaire » (p.105) et dans vos interviews que « ce qui [vous] intéresse dans le terme de Gaïa, c’est justement qu’il est ambigu ». Pour vous, ce terme « porte sur une gamme de possibilités et donc c’est un très puissant concept ». Pour moi, au contraire, ce sont seulement les faits scientifiques que Lovelock et Margulis ont rapportés qui sont importants. Ils me semblent aussi clairs que l’hypothèse Gaïa qu’ils en tirent est opaque. Ces faits scientifiques sont si forts qu’ils ont certainement le pouvoir de nous sortir de la crise écologique.

Rappelons l’hypothèse Gaïa pour mieux l’analyser. James Lovelock est un chimiste de formation, inventeur de profession et chercheur indépendant à ses heures. Il a enfanté de nombreuses découvertes et inventions, toutes plus intéressantes les unes que les autres, dont l’hypothèse Gaïa sur laquelle il réfléchit depuis le milieu des années 1960. À l’époque, il travaillait pour la Nasa à la fabrication d’un appareil qui fut emporté sur la planète Mars pour y détecter des preuves de vie. Lovelock comprit qu’il n’était pas tant besoin de se déplacer sur Mars pour ce faire. Il suffisait de braquer sur cette planète des lunettes spéciales pour lire le spectre chimique de son atmosphère. Si celui-ci diffère de l’équilibre attendu par le modèle thermodynamique, cela trahit la présence d’êtres vivants.

« Peu de temps après l’apparition de la vie, celle-ci acquit le contrôle de l’environnement planétaire »

Lovelock déplaça ensuite cette même technique sur la Terre pour mieux comprendre notre planète. Il mena cette recherche avec l’éminente biologiste et grande théoricienne des symbioses, Lynn Margulis. Ensemble, ils montrèrent que la vie a toujours interféré avec les équilibres physico-chimiques terrestres particulièrement ceux atmosphériques mais aussi que cette atmosphère est restée favorable à la vie bien que l’extérieur comme l’intérieur de notre planète ont drastiquement changé au cours du temps. Ils ont compris ici que la vie tire les ficelles de son environnement pour son propre bénéfice. Lovelock et Margulis exposèrent ces faits notamment dans un papier en 1974. Ils le disent avec ces mots :

« Cet article propose une explication alternative [au hasard] selon laquelle, peu de temps après l’apparition de la vie, celle-ci acquit le contrôle de l’environnement planétaire. Cette homéostasie atmosphérique dirigée par et pour la biosphère a depuis persisté. »

Malheureusement, au lieu d’en rester aux simples faits scientifiques, les deux auteurs vont pousser leurs lecteurs, en conclusion de leur papier, vers l’idéologie géocentriste : « Le but de cet article est d’introduire l’hypothèse de Gaïa au moins pour le divertissement et pour l’induction de nouvelles questions sur la Terre ».

La vie, ni terrestre ni céleste

Il faudrait demander à James Lovelock lui-même pourquoi un tel changement de registre depuis une science si éclairante vers une philosophie moins opérante. À replacer cette étude dans son époque, il me semble qu’il a été ici emporté par la déferlante Earthrise comme le reste du monde. Cette image synthétique de la Terre est un cliché qui renversa la vision galiléenne au lieu de l’approfondir. Elle eut pour effet de décomplexer la part de géocentrisme qui git toujours en nous. Certains auteurs aujourd’hui expliquent très bien tout le fond régressif libéré par cette « vision de la Terre [permettant] une expérience pré-copernicienne jointe à une science post-copernicienne ». Quoi qu’il en soit, chacun peut faire abstraction de cette conclusion pour réfléchir aux faits que Lovelock et Margulis ont découverts. Voici un peu de ce que j’en tire. Tous ces points combattent des présupposés non encore renversés du géocentrisme et nos inflexions pro-Terre.

1. Il faut comprendre que le géocentrisme n’était pas seulement un modèle de représentation topographique de notre contexte ayant pour centre la Terre. Le géocentrisme est aussi tous les présupposés que ce modèle a induit en nous. Ces présupposés sont des hypothèses auxiliaires qui soutiennent notre époque sans que l’on ait vérifié leur validité. Par exemple, le géocentrisme pensait que si l’homme pouvait se tenir droit et lever la tête, à la différence des autres animaux, c’est parce qu’il pouvait s’élever du terrestre pour accéder au céleste. On voit au passage ici que le géocentrisme contient aussi de l’héliocentrisme et que faire l’aller-retour entre ces deux ensembles de pensées ne changera rien à la crise actuelle. En revanche et pour revenir aux faits mis à jour par Lovelock et Margulis, on comprend qu’ils renversent de façon inédite ce présupposé dualisme terrestre-céleste, matière-esprit. Ces faits montrent que la vie, humaine ou non-humaine, n’est ni terrestre ni céleste. Elle lutte contre la Terre et le ciel. L’essence du vivant est seulement d’être vivant et sa position topographique terrestre ou sa posture céleste ne définissent pas son identité. Elles ne peuvent servir d’hypothèses auxiliaires, bien au contraire.

« Le danger ici est que penser {Terre = Terre + vie} démontre à tort que {vie = 0} »

2. Ces faits prouvent aussi une nouvelle fois que la Terre n’existe pas. Soyons plus précis, ces faits prouvent que la Terre telle que notre époque nous la donne à nouveau à penser n’existe pas. Nous sommes toujours géocentristes à prendre la Terre comme une unité, un tout formant une exception, un don, notre foyer ou notre mère. Croire cela participe à une sorte d’astrocroyance nous subordonnant aux astres en leur donnant une valeur quand la révolution copernicienne propose de neutraliser tout l’univers. La Terre est un astre comme un autre et c’est la vie qui l’excepte pour son propre confort. Il faut désormais que l’on se représente la Terre d’un côté avec l’univers et la vie de l’autre pour ne plus répandre la pensée malicieuse d’une vie abritée par la Terre. Le danger ici est que penser {Terre = Terre + vie} démontre à tort que {vie = 0}. Cette représentation de la Terre nous fait croire que la vie est superflue et la Terre fondamentale quand la vie est fondamentale et la Terre secondaire.

3. Ces faits font agir la vie dans nos représentations cosmiques. Que la vie existe et qu’elle cherche à conquérir le paysage est notre ressenti commun à l’échelle personnelle. Avec l’étude de 1974, cela le devient maintenant pour la science à l’échelle cosmique. La vie et son action divergente de la Terre existent et sont donc aujourd’hui suffisamment identifiables et détectées pour qu’on leur fasse une place dans notre scénographie cosmologique. Le géocentrisme avait fait de nous un touriste dans un musée. L’héliocentrisme et ses suites ont essayé de nous faire devenir le curateur de ce musée. Cela ne fait toujours pas de nous une partie prenante du réel. On souffre toujours d’être non pertinents car ce réel ne se représente pas tel un musée mais comme une mêlée voyant la vie affronter la Terre et l’univers. Il faudrait scénographier désormais notre contexte ainsi pour pouvoir réellement y prendre part.

4. Une autre hypothèse auxiliaire que ces faits évacuent sont les finalismes pré- et post-coperniciens. Le géocentrisme donnait à voir l’homme comme une finalité de la Terre. L’héliocentrisme et sa suite, l’univers sans centre, laissent penser que l’homme n’a pour finalité seulement celle qu’il veut bien s’imposer. La vie luttant contre la Terre nous souffle désormais que la finalité humaine est en fait ni conférée par les dieux ni par l’humanisme mais charnelle et partagée par le tout vivant. Pour le résumer de manière crue, l’homme, avant d’être éventuellement une machine à pensée assise à son bureau est fondamentalement une machine à compost assise aux toilettes. Il est un fertilisateur de vie. Il est un membre d’une vie à la conquête de la Terre. À lui, le choix désormais de prendre conscience de ce fait pour exister.


Ces quatre premiers points indiquent déjà, il me semble, que nous aurions mieux à faire que d’ «  atterrir ». À l’époque de Galilée, nous ne connaissions pas encore assez bien le vivant pour le faire apparaitre dans le nouveau monde dessiné par la révolution copernicienne. Darwin et Wallace ne montrèrent qu’après que ce vivant forme un bloc à l’évolution différente du reste. Lovelock et Margulis mirent à jour que ce bloc, au niveau cosmique, lutte contre la Terre. Les faits qu’ils rapportent nous engagent dans une bataille autant métaphorique que pratique avec notre époque, exactement comme l’héliocentrisme l’a fait avec la sienne. Nous sommes à la même croisée des chemins. Que vaut-il donc mieux faire ? Atterrir ou lutter contre la Terre avec le reste du vivant ? Il me semble que la réalité autant que la science nous demande d’appliquer la deuxième solution.

 

1. Bien qu’il existe toute la palette de responsabilités face à notre situation écologique, allant du comportement le plus averti au moins concerné, du plus cynique au moins coupable, j’ai choisi de généraliser l’humanité en employant un “on” ou un “nous” générique en partant du constat que la crise écologique affecte l’humanité entière.

et aussi, tout frais...